En train, on ne se déplace pas, on voyage.
Sifflet, à un, deux, des fois trois tons, généralement répété aussi triplement, lorsqu'on traverse un village, un passage à niveau, ou simplement pour annoncer ton départ, ton arrivée, ton son est un hymne. Le Tunis - la Goulette - la Marsa possède un des plus doux sifflement, semblable à une flûte de pan, reconnaissable parmi tous. Ainsi que pour les vieux connaisseurs, le défunt Leuk - Leukerbad, disparu il y a fort longtemps.
J'aime lorsqu'on démarre sans même s'en rendre compte. Ou à l'inverse, lorsqu'on croit partir alors qu'en fait c'est le convoi sur l'autre voie qui part en sens inverse.
Et d'entendre ses cheminots en parler avec passion souvent, dépit parfois, un vocabulaire propre a même été créé. On ne parle pas de ligne électrique, mais de caténaire où un pantographe sert de contact. Non seulement de roue, mais de bogies.
Combien d'écrivains, de cinéastes, peintres, photographes, musiciens, d'artistes as-tu inspiré ? Cette poésie a jusqu'à engendré un genre musical - le boggie-woggie - lorsque le "te'dem-te'dem" (bis repartira) te fait danser, te berce. Où d'autres t'endors-tu entouré d'inconnus pourtant si proche, partageant juste ce convoi, des fois la même destin-ation, rêve similaire. C'est souvent quand tu t'arrêtes que l'endormi se réveille, quelque fois la tête lovée sur l'épaule de son voisin que tu n'as peut-être même pas entendu arriver. Oui, plusieurs fois ça m'est arrivé. Ou d'autre cela peut-il se passer ? Dans un bus aussi - voir "2. Tunisie 1ère étape" sur ce blog - mais il manque l'enchantement.
J'aime voir par la fenêtre les enfants, les vieux, tous ces gens, parenthèse hors du temps regarder fendre tranquillement l'horizon ce convoi. Comme dans cette fusée argentée, venue d'Algérie en Tunisie, trois fois par semaine après 30ans d'oubli. Seuls des automobilistes, incompris souvent stressés, pestent à ton passage.
Mais tous les autres doivent s'adapter, car excepté lors d'un croisement en voie unique, le train a toutes priorités.
Les paysages défilent et non l'inverse, où les voies en longues courbes doivent s'adapter, dû notamment à leurs faibles déclivités. Tandis que la route est absorbée, lui uniquement par des ouvrages d'art, ponts, tunnels, doit s'y fondre.
Les gares traversées sont souvent comme sortie d'un autre temps, jadis, idéalisé, d'un passé même colonisé.
Les manœuvres y sont effectuées si gentiment, avec une si grande précision - "vas-y refoule" - une gestuelle propre est née, qu'elles captivent même les plus grands et blasés enfants.
Lorsqu'un voyageur égaré court rattrapé le convoi déjà en marche, ou t'as juste manqué...
Le cliquetis des passages à niveau passent en un crescendo-descecendo. Chez nous par l'électronique relégué, ici le garde-barrière, pas même le train entièrement passé, de déjà remonter les barres blanc-rouge-blanc-rouge à ceux qui attendent ton passage.
Malgré des horaires relégués, un train à pas d'heure par jour pour Alger, des retards parfois accumulés, tes voyageurs persistent à penser que tu est irremplaçable.
Dans quel autre moyen de transport, peut-on si spontanément rencontrer, se taire des fois une heure absorbé par des paysages, d'autres pensées, puis reprendre une discussion animée. Excepté avec ses plus tendres amis, en toute autre situation un malaise se créée. Dans un bateau sans doute me répondrez-vous. Et d'aquiesser, mais on parle-là encore d'un autre espace temps. Parce que là, même en un instant sur un quai, un contact peut s'être déjà fait. Tes passagers de ton comfort sont convaincus, ton prix, ta rapidité, se permettant même de te tutoyer. Les autres en doutent toujours et pourtant d'un coeur à l'autre tu te rends. On peut ici aussi fumer, marcher, se rendre au WC... tranquillement manger, boire (...), se laisser conduire par un mécanicien, pilote, chauffeur privé ou publique qu'on a à peine le temps de percevoir.
Marchandise ou passager, pluricententaire tu es toujours si efficients, que même les plus récalcitrants reviennent en arrière. Quel autre objet qu'une voie n'a aussi peu changé avec le temps dans notre société moderne, globalisée ? Les prisons, même si elles peuvent être aujourd'hui climatisée ou d'un téléviseur équipée.
Les traverses ont aussi changé, même si celle en bois sont toujours panacée.
Dans les courbes tel un gracieux valet devant sa belle tu t'inclines. Même en deuxième, tu as la classe. Niveau sécurité tu te classes parmi les premiers. Au bord d'un précipice sans barrière tu files. Lorsque tu dois prendre de l'altitude, en perdre selon le sens, à flanc de coteau tel un bisse tu dessines sur les monts un horizon décomplexé, ponctué s'il le faut d'un tunnel hélicoïdal, nous faisant perdre les sens. Tu vas faire perdre l'essence.
Au détour d'un viaduc, d'un passage pas tout à fait à niveau tu tressautes comme pour nous rappeler, même aux voyageurs les plus ancrés, qu'ils perdent là, l'espace d'un instant, les deux pieds sur terre. Tu es bien vivant.